Autour de "La Confrérie des abeilles" dans Inexploré
Messagères du divin
Symbole de lumière dans toutes les sagesses du monde, l’abeille a essaimé au cœur de nombreux contes. Comme son miel, qui cicatrise les blessures du corps, la parole du conteur cicatrise nos blessures de l’âme... Pour apprendre à mieux bourdonner ensemble ?
Un conte des Balkans relate qu’au début du monde, Dieu avait créé la Terre bien plus vaste que le Ciel, si bien qu’une majeure partie était restée dans le noir. Un jour, un hérisson s’en était plaint au diable qui habitait ces ténèbres, en décrivant comment Dieu pourrait modeler la Terre, façonner des montagnes, y faire courir les eaux, et permettre ainsi au Ciel de s’étendre. « Mais Dieu n’y pense même pas », se désolait-il. Entendant cela, l’abeille avait transmis le message à Dieu, qui s’était mis à l’ouvrage. Depuis, elle est la messagère entre la Nature et le Ciel. Messagère de Dieu, symbole universel du divin : dans toutes les traditions du monde, l’abeille a un lien avec les humains. Dans certaines, elle les a même créés. Ainsi, dans la mythologie des Bushmen en Afrique du Sud, c’est en plantant une graine dans une mante qu’une abeille a donné naissance au premier homme. En hébreu, « abeille » (dbure) a la même racine que « dbr », la parole, si bien que les kabbalistes rapprochent son bourdonnement du Verbe créateur. Reflets de cette image, en République tchèque, les ruches sont parfois sculptées en forme de tête humaine, dont les abeilles entrent et sortent par la bouche. La dimension divine de cet hyménoptère se retrouve aussi en Afrique de l’Ouest, où certains baobabs sont dits sacrés, parce que de mémoire d’homme, ils abritent des abeilles. À leur pied se tiennent les grands rituels. Un proverbe celte dit : « Demande à l’abeille sauvage ce que savent les druides » , suggérant ainsi que l’une en sait autant que l’autre. Dans toutes les religions, qu’il soit unique ou à visages multiples, Dieu et l’abeille font ainsi corps pour parler aux humains. Dans l’Islam, quand l’archange Gabriel vient porter à Mahomet le message divin, leur bruissement le précède. Idem lorsqu’il annonce l’Apocalypse à saint Jean et avant chaque miracle de Jésus. « Il existe un mythe selon lequel les abeilles seraient nées des éclaboussures du Christ se lavant les mains dans le Jourdain » , rappelle Pierre-Olivier Bannwarth, conteur, auteur de La confrérie des abeilles, passionné de ces butineuses. « Elles étaient aussi l’emblème de l’Égypte où l’on disait qu’elles étaient nées des larmes de Râ, le Soleil. Cela signifie qu’elles portent en elles la mémoire, la trace d’une énergie solaire, la lumière du Créateur » , précise-t-il.
Une danse d'amour
Une trace que l’abeille incarne dans la réalité. « D’une fleur à l’autre, elle est, entre Ciel et Terre, passeuse de vérités, ajoute Pierre-Olivier Bannwarth. À travers les résines et pollens, elle collecte les histoires, les richesses, les souffrances, les parfums de la Terre dont le végétal porte la trace. » Transformant ainsi la ruche en une bibliothèque de la nature qu’elle alchimise en miel, pour le grand bien des hommes… Jusqu’il y a peu, ceux-ci le lui rendaient bien : « Il n’existe pas sur Terre un seul peuple qui ait considéré l’abeille comme mauvaise, remarque Roch Domerego, professeur d’université et apithérapeute. Les différentes cosmogonies l’intègrent plus ou moins, mais jamais elle n’y représente le mal. Le plus haut degré étant les Mayas, pour lesquels l’abeille est le Dieu de la vie. » « Traditionnellement, guérisseur et conteur étaient un seul et même personnage. Sans doute les histoires n’avaient pas besoin de parler de ce qui était visible et utilisé par leur médecine » , rappelle Pierre-Olivier. Car ce que nous transmettent les contes comme les sagesses du monde, c’est d’abord la face cachée du réel. Ayant parcouru le monde sur la piste des abeilles, Roch Domerego a pu toucher cette dimension auprès de nombreux tradipraticiens : « Leur approche de l’abeille est beaucoup plus globale que celle que nous avons en biologie occidentale. C’est là où j’ai opéré ce que j’appelle un “déplacement de conscience” : chez nous, on dit que les abeilles travaillent. Rien que la charge émotionnelle du mot “travail” limite notre regard. Ce que j’ai pu percevoir à travers ces rencontres, c’est l’acte d’amour que fait l’abeille dans chaque fleur, dans chaque végétal, la mise en harmonie qu’elle opère, en tant que maillon essentiel de la chaîne de la vie » . Cette « danse invisible » des abeilles dans le mouvement de la vie, cette part inaccessible à l’œil, mais perceptible au cœur, c’est précisément ce que les contes ont préservé vivant.
D’une fleur à l’autre, elle est, entre Ciel et Terre, passeuse de vérités
Car le conteur est très proche de l’abeille. « Nous faisons le même métier, confirme Pierre-Olivier Bannwarth. Nous sommes des serviteurs de la vie. L’abeille est passeuse de mémoire, de tout ce qui vit. Le conteur transmet des mémoires vivantes. Lui aussi pollinise notre rapport à la vie, notre rapport au corps, aux sens, aux rivières, aux forêts, aux montagnes, aux vents, aux parfums des roses. Le conteur nourrit en nous la beauté, le sens de la beauté vivante de la nature. Il rétablit notre relation à la Terre et en cela, il nous guérit. » Pas étonnant alors que les deux se soient alliés, un peu partout sur la planète. « Dans tous les contes du monde, explique Pierre-Olivier Bannwarth, qui en a rassemblé quelques dizaines dans son livre, en tant que relais entre invisible et visible, l’abeille est la garante et la compagne du travail intérieur. Elle symbolise la lumière. Quand on a fait l’expérience de passer sous un essaim, c’est bien un bourdonnement céleste. C’est un bruit de ciel dans le Ciel, c’est un soleil dans le Soleil. L’abeille est la particule vivante d’une lumière. »
La lumière au cœur de l’obscurité
Une lumière qu’elle matérialise dans le cœur obscur de la ruche et du nid : le miel! Un nectar divin, nous disent toutes les sagesses :« Partout, il est le symbole de la douceur, du bienfait, de la bonté, de la générosité et de la guérison » , ajoute le conteur. Ainsi, un conte du Honduras met en scène un chercheur de miel et son double, sa « face sombre ». En chemin vers le haut de la forêt, le double lui perce un œil, puis l’autre, lui vole eau et nourriture et s’enfuit. Il erre aveugle parmi les arbres et soudain, entend le bourdonnement céleste. Il s’allonge sous les essaims, et sur l’ordre du dieu des abeilles, elles se posent sur lui par milliers. Il recouvre la vue.
Un proverbe dogon dit : « Le bourdonnement des abeilles, c’est le tambour du monde. »
Toujours, connexion au divin et guérison vont de pair : « Dans les contes, celui qui trouve un essaim trouve un trésor, un réservoir de vie. Lorsqu’un humain trouve ce cœur palpitant et vivant, il va se reconnecter avec ce qui en nous porte le mystère. Le miel symbolise cette source d’énergie inépuisable. On dit d’ailleurs qu’en Amazonie, mais aussi en Polynésie et dans certaines régions de l’Inde, certains miels fabriqués à partir de plantes psychotropes permettent les transes des chamanes. Ce qui traduit la même idée : l’abeille, par son miel, permet de rentrer en relation avec les mondes invisibles, pour écouter les messages divins. » Même histoire chez les druides, avec l’hydromel : « C’est la boisson des dieux, rappelle Roch Domerego. L’ivresse donnée par le miel est une bonne ivresse, qui ouvre au savoir, à la douceur, à la joie, pas à la violence ni à la brutalité, mais à la connaissance, à l’éveil. » Un éveil qui mène à l’alliance, dont on retrouve la trace dans l’expression « lune de miel ». « Le miel symbolise la douceur mais, aussi la puissance de l’alliance » , précise l’apithérapeute. Un symbole d’alliance dans la vie, destiné à guérir notre relation au divin, et qui subsiste même au-delà de la mort. Ainsi, traditionnellement, chez les soufis, on met une goutte de miel sacré sous la langue du défunt pour lui donner l’énergie de passer de l’autre côté. Quant à l’Égypte ancienne, elle utilisait le miel et la propolis pour embaumer les momies, afin qu’elles soient peut-être un jour, de nouveau vivantes.
Les leçons de l’essaim
Emblème du royaume pharaonique, l’abeille était aussi au cœur de son fonctionnement : « C’était une théocratie, à l’image de l’essaim, avec une reine “de droit divin”, explique Pierre-Olivier Bannwarth. Elle est à l’écoute des besoins de l’essaim, de la nature, des plantes, des arbres, et oriente les décisions qui vont être prises collectivement. À l’image du pharaon qui était l’antenne spirituelle et qui infusait l’énergie divine à travers son peuple. » Si, de tout temps, les hommes ont été fascinés par ce symbole de l’autorité que représente la reine de la ruche – dont on découvrit il y a seulement trois siècles, grâce au microscope, que ce qu’on croyait être un roi était en fait une reine, « c’est un pouvoir qui est au service de l’équilibre, plus proche de l’amour que du pouvoir » , précise le conteur. Autres leçons de sagesses à tirer de la ruche, pour guérir notre monde : « En 45 jours de vie, l’abeille apprend tous les métiers de la ruche. Balayeuse, rangeuse du pollen, architecte, butineuse… À chaque tâche correspond une nourriture, qui transforme son corps et ses capacités. Jusqu’à ce qu’elle devienne éclaireuse et qu’elle parte à l’aventure pour ramener les informations nécessaires à la transmutation de l’essaim. Il y a là une idée de l’éducation formidable. On ne forme pas à une tâche : on forme un animal qui va se transformer, et les tâches qu’il accomplit sont là pour lui permettre de réveiller ses capacités endormies… À noter aussi que ce qu’elles mangent détermine ce qu’elles deviennent. C’est valable pour les humains : nous avons des nourritures physiques, intellectuelles, spirituelles. La qualité de notre humanité dépend de la qualité de notre nourriture... » Un proverbe dogon dit : « Le bourdonnement des abeilles, c’est le tambour du monde. »Autrement dit, si ce bourdonnement vacille, c’est le monde qui vacille. Et si le désespoir guette, les contes et les abeilles encore volent à notre secours : car ce que nous bourdonne à l’oreille leur omniprésence dans nos histoires millénaires, c’est l’importance du minuscule. « Les plus petites choses, les plus humbles, les plus insignifiantes, les plus discrètes, ce sont ces choses-là auxquelles il faut donner de l’importance, conclut Pierre-Olivier Bannwarth. Veiller sur les choses les plus infimes, c’est s’assurer que les équilibres seront maintenus. »
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